Un trésor artistique
La nouvelle église et la décoration de Gino Severini
Comme vous l'avez lu dans la partie histoire, la paroisse de Semsales est très ancienne.Une première source la mentionne en 1170, attestant ainsi l'existence d'une église, sans doute modeste, dans le village. Quelques années plus tard en 1177, une bulle papale confirmait aux chanoines du Grand Saint-Bernard la propriété de la paroisse qui, dès 1536, dépendit successivement du Gouvernement, puis de l'Hôpital de Fribourg et finalement du Chapitre de St-Nicolas jusqu'en 1925. Une nouvelle église, la 3ème dont il ne subsiste que la tour au centre du village, consacrée à saint Nicolas et à saint Sébastien, fut construite entre 1632 et 1634. Au début du XXe siècle, suite à la forte augmentation de la population qui avait presque doublé en cent ans (615 habitants en 1811 et 1030 en 1920), l'église était devenue trop petite. Aussi, l'Evêque du diocèse, Mgr Placide Colliard incita-t-il vivement la paroisse à construire un nouveau lieu de culte qui répondrait au besoin de la population, en argumentant que si tel n'était pas le cas, il ne pourrait plus effectuer de visites pastorales à Semsales. Cette perspective était grave, car elle impliquait pour la paroisse la suppression du sacrement de confirmation qui était conféré lors des visites pastorales. La construction d'un nouveau sanctuaire fut alors décidée.
Mgr Besson, qui avait succédé à Mgr. Colliard, s’intéressa de près à la planification de la nouvelle église. Malgré l’opposition de la commission de bâtisse, il imposa l’idée d’un concours d’architecture ouvert aux architectes fribourgeois. Celui-ci fut gagné par l’architecte Fernand Dumas de Romont, face à 18 concurrents. Le 27 octobre 1922, le Conseil d’Etat autorisa la paroisse à construire une nouvelle église sur la base d’un devis de 468’0000 francs et les travaux débutèrent la même année. Mais le coût final sera bien plus élevé que prévu puisqu’il atteindra environ 600'000 francs.
La nouvelle église, construite entre 1923 et 1926, est une réalisation majeure du groupe de Saint-Luc, grâce à la remarquable décoration réalisée par les peintres Gino Severini et Louis Vonlanthen. Ce mouvement artistique, créé en 1919, regroupait des artistes, des architectes et des intellectuels catholiques, qui avaient décidé de renouveler l'art sacré en Suisse romande. Influencé par l'important mouvement artistique "Art Déco", le groupe de St-Luc a donné au canton de Fribourg un patrimoine religieux exceptionnel et d'une grande modernité. L'architecte Dumas, qui bénéficiait de l'appui de l'évêque du diocèse Mgr Marius Besson, en fut le principal animateur, en construisant plus de 20 églises, sans compter de nombreuses interventions dans divers lieux de culte.
La décoration d'un édifice étant primordiale pour Dumas, il essayait de collaborer avec les meilleurs artistes de l'époque.
Outre les peintres Gino Severini et Louis Vonlanthen, François Baud, Jean Edward de Castella, Alexandre Cingria, Eugène Dunand, Marcel Feuillat et Willy Brandt collaborèrent à la décoration de Semsales. " Christ en gloire " Sculpture sur la chaire de François Baud
On doit au sculpteur François Baud toutes les sculptures sur pierre, notamment les bas-reliefs extérieurs du portail d'entrée, la chaire et les deux panneaux sculptés du retable du bas-côté droit, les fonds baptismaux.
Jean Edward de Castella, Alexandre Cingria et Eugène Dunand réalisèrent les cartons des vitraux de l'ensemble de l'église, alors que Marcel Feuillat créait la remarquable orfèvrerie Crucifix du tabernacle bois,bronze et émail de Marcel Feuillat
Le 26 mars 1924, Dumas faisait part de ses préoccupations au sujet de la peinture dont il voulait décorer l'église. "Mon désir serait d'arriver à une décoration typique où la peinture serait vraiment le complément nécessaire de l'architecture et où l'architecte, maître de l'œuvre, trouverait dans le peintre le collaborateur éclairé". Un concours international fut organisé afin de trouver un artiste correspondant à ce programme. L'Evêque et Alexandre Cingria faisaient partie du jury.
Gino Severini participa au concours. Le philosophe français Jacques Maritain écrivit à Mgr Besson le 22 avril 1924 afin de lui recommander l'artiste italien, en soulignant ses qualités humaines mais aussi ses aptitudes professionnelles et surtout sa maîtrise de la fresque. Il relevait également que Severini, "autrefois cubiste a eu le courage de revenir au classicisme en même temps qu'il retrouvait la foi". Selon une lettre de Severini adressée à son ami Léonce Rosenberg, le mandat de décoration n'était toujours pas adjugé en novembre 1924. Le 3 février 1925, le peintre pouvait enfin annoncer à son correspondant que la décoration de l'église venait de lui être confiée. "Il y a pour 400 mètres carrés de fresques à faire, composition strictement décorative et sujets religieux avec des foules de personnages. C'est donc un travail d'un intérêt unique et vraiment rare".
Le choix de son projet fut célébré par la presse catholique parisienne. Par contre, Severini dut faire face à l'opposition des peintres fribourgeois, mécontents de voir un mandat important attribué à un étranger, alors que les artistes étaient nombreux en Suisse. Il faut rappeler que le canton connaissait une situation économique très difficile et que les temps étaient durs pour la population. En outre, de par leur profession, les artistes étaient particulièrement vulnérables et avaient de la peine à survivre. Les procès-verbaux des séances de la section fribourgeoise de la Société des peintres, sculpteurs et architectes reflètent bien la situation. La présence de Severini à Semsales y est régulièrement évoquée. L'indignation augmenta lorsqu'on apprit que le peintre avait offert au Pape Pie XI un album présentant la nouvelle église, ses constructeurs, ses décorateurs et qu'il n'avait pas mentionné le nom des artistes fribourgeois qui y avait travaillé.
Selon le contrat conservé aux archives paroissiales, Severini fut engagé par Dumas et non pas par la paroisse, et l'exécution de la décoration fut attribuée conjointement à Gino Severini et à Louis Vonlanthen, peintre fribourgeois. Ce dernier fut sans doute associé à Severini afin de calmer les revendications des artistes locaux. La décoration extérieure de l'église fut ainsi l'œuvre des deux peintres. Severini réalisa la grande crucifixion en céramique surmontant le porche d'entrée et Vonlanthen orna la façade est de la chapelle de la Vierge d'un médaillon, alors que le projet initial prévoyait une grande représentation de l'Ascension.
Médaillon de Ls Vonlanthen
On retrouve les deux artistes à l'intérieur de l'édifice. Mais là encore, le mandat de Vonlanthen fut limité à la décoration de la chapelle Sainte-Anne, tandis que Severini peindra l'ensemble de l'église. Le chantier débuta à la fin du mois de mai 1925 et dura, malgré un travail acharné, jusqu'à la consécration de l'église le 7 octobre 1926.
L'aménagement et la décoration du chœur sont particulièrement riches. Des stalles sont abritées sous des arcades intégrées dans les murs latéraux. Un " ciborium " placé devant l'arcature de droite, près de la porte de la sacristie, abrite le siège du célébrant. Une barrière mobile arrondie entourant le maître-autel permet d'isoler celui-ci du reste du chœur. L'arrière de l'autel, de plan semi-circulaire répondant à la forme de la barrière, est orné d'une frise en mosaïque montrant les premiers martyrs du christianisme.
Le thème de la Trinité est repris sur le haut du mur de l'entrée de la chapelle de la Vierge, dans une mise en scène dramatique, rappelant un épisode douloureux de la vie du peintre. Une mater dolorosa se profile devant la représentation de la trinité qui est la réplique exacte de celle du chœur. Mais elle ne compte que deux personnes, le Père et le Saint-Esprit, le Fils absent n'étant signalé que par une croix. Severini a rappelé ici le décès de son fils mort-né en 1925 et enterré à Semsales. Le personnage masculin de profil au bas de l'image à droite est son autoportrait. La Vierge et l'enfant représentent son épouse Jeanne et son fils décédé.
Mater dolorosa
D'élégants symboles des évangélistes décorent l'intrados des arcades séparant la nef des bas-côtés. Selon la tradition du groupe de Saint-Luc, la tribune d'orgue montre une frise d'anges musiciens. Tout en étant parfaitement figuratif, le traitement des différentes scènes ainsi que des motifs décoratifs, montre dans son déroulement linéaire l'influence du cubisme que pratiquait Severini pendant ses années parisiennes.
L'enduit clair de la voûte et des murs non décorés contraste avec les champs sombres sur lesquels Severini a placé ses scènes figuratives et les longues frises décoratives. Choisi pour sa maîtrise de la fresque, Severini réalisa seulement les grandes surfaces planes dans cette technique. Pour une raison que l'on ignore, les autres éléments décoratifs, notamment la barrière de la tribune d'orgue, l'intrados des arcs et certaines parties du chœur furent peints à la détrempe.
L'opposition des artistes fribourgeois ne fut pas le seul souci de Severini à Semsales. Sa représentation picturale de la Trinité en trois personnes humaines identiques provoqua un débat théologique important. Elle n'était en effet pas conforme à l'iconographie traditionnelle de l'Eglise qui voulait une composition avec trois personnes distinctes, Dieu le père tenant le corps du Christ crucifié surmonté par la colombe du Saint-Esprit. L'Abbé Charles Journet, le futur cardinal, s'engagea avec conviction pour défendre la scène contestée. Selon lui, il existait deux manières de figurer la Sainte-Trinité, la première en caractérisant physiquement chacune des trois personnes et l'autre en les montrant parfaitement semblables, avec un signe d'identification. C'est cette dernière manière qu'avait choisie Severini. Dans le même texte, l'Abbé Journet faisait allusion à une représentation similaire de la Trinité sur une miniature d'un livre d'heures du XVe siècle, peinte par Jean Fouquet.
Fait grave pour Severini, le Saint-Office, condamna par décret du 2 avril 1928 la représentation de Semsales. Mgr Besson réagit immédiatement en faisant publier le document pontifical dans la semaine catholique et en précisant qu'il était interdit de représenter le Saint-Esprit sous forme humaine, soit seul, soit avec les deux autres personnes de la Trinité. Mais en même temps, il demandait au Saint Siège de pouvoir conserver la peinture condamnée, en alléguant qu'elle avait coûté très cher et qu'en la supprimant, on devrait enlever une grande partie du décor du chœur, ce qui choquerait les paroissiens. Rome n'accepta pas cette argumentation et exigea une représentation de la Trinité fidèle à la tradition.
Par une nouvelle lettre, Mgr Besson demanda de surseoir provisoirement à la destruction de la Trinité en trois personnes humaines. Il défendait la peinture incriminée en se référant à un texte de Benoît XIV qui laissait la liberté de représenter ainsi la Trinité, parce que certains Pères de l'Eglise avait vu le symbole des trois Personnes divines dans les trois anges qui apparurent sous forme humaine à Abraham. L'évêque citait également plusieurs modèles iconographiques identiques - mosaïques à Sainte-Marie-Majeure à Rome et à Saint-Vital à Ravenne. Grâce à sa diplomatie et à l'argumentation de l'Abbé Journet la Trinité de Severini ne fut ainsi pas détruite et domine aujourd'hui encore l'abside du chœur.
La décoration réalisée par les artistes du Groupe de Saint-Luc et Severini à Semsales est un élément très important de l'art religieux du XXe siècle en Suisse romande. Il faut rappeler que le peintre, dont la notoriété est internationale, fut en 1909 cofondateur du futurisme italien, avant de participer en France au mouvement cubiste, fondé par Picasso et Georges Braque. Après Semsales, Severini fut appelé à décorer d'autres églises de Suisse romande, notamment celles de la Roche, de Saint-Pierre à Fribourg, de Tavannes et du Valentin à Lausanne.
Les auteurs de ce chapitre espèrent vous donner envie d'entrer dans notre église pour y découvrir ses trésors cachés. Les artisans et artistes ont mis tout leur cœur dans leur travail ; leurs mains ont traduit dans la matière ce que leur foi leur disait en eux-mêmes.
Peut-être, après avoir vu ce que nos ancêtres ont su bâtir, aurez-vous envie de prolonger la visite par un moment de silence ou de réflexion ; ne vous gênez pas : les portes de notre église sont ouvertes à toutes et à tous.
Marie-Thérèse TORCHE , service des Biens culturels en collaboration avec Jean-Pierre SONNEY